N’oubliez pas l’heure, ne l’ignorez pas… Refusez-la ! Seul un artiste virtuose comme William Kentridge pouvait se permettre pareil projet et pareille injonction : refuser le temps… Rien que ça !
Voyageant avec souplesse d’un récit mythologique aux beautés méconnues de la mécanique des horloges, mêlant danse, musique et aventures esthétiques, Refuse the Hour! aborde avec une joyeuse nonchalance quelques interrogations essentielles : connaît-on jamais la durée d’un rêve ? Ou celle d’un baiser ? Le même train va-t-il toujours à la même vitesse ? Peut-on continuer à aller de l’avant sans jamais cesser de remonter le temps ? De quoi produire plus de questions que de réponses, mais une certitude cependant : le temps du plaisir ne saurait se mesurer aux autres. Pour preuve : l’opéra de William Kentridge et Philip Miller dure 1h 40, et on aurait bien tort de refuser celle-là.
“Je pratique un art politique, c’est-à-dire ambigu, contradictoire, inachevé, orienté vers des fins précises : un art d’un optimisme mesuré, qui refuse le nihilisme.”
William Kentridge
Où est le commencement de nos idées, de nos actes ? Si l’on remonte le fil pour s’attarder un instant sur la biographie de William Kentridge, on y trouvera à coup sûr quelques indices annonciateurs de son réjouissant refus du temps. D’origine juive lithuanienne, il est né en Afrique du Sud, fils d’une avocate et d’un juge, tous deux engagés de façon exemplaire dans la défense des droits civiques au temps de l’Apartheid. Kentridge étudie la politique, les beaux-arts, et enfin le mime à la célèbre école parisienne de Jacques Lecoq. “J’ai eu la chance de découvrir que j’étais un tellement mauvais acteur que je me suis fait une raison : j’en étais réduit à devenir un artiste.” Une bonne raison si l’on en juge par ses résultats : aussi doué pour le dessin que pour la peinture, passant avec agilité de la direction artistique à la mise en scène d’opéra ou à la réalisation de films d’animation, Kentridge possède la grâce des surdoués pour qui chaque nouveau médium n’est que le véhicule d’une alerte pensée.
Exposé dans les plus prestigieuses institutions – du MoMa de New York à la Biennale de Venise, du Louvre à la dOcumenta de Kassel, Kentridge aurait pu être de ces artistes repus qui vivent sur les légitimes rentes de leur talent. Mais un esprit en éveil cherche toujours ailleurs. Que peut encore désirer un plasticien célébré dans le monde entier, dont les productions s’arrachent chez Sotheby’s, à quoi peut-il encore rêver ? À de nouvelles rencontres, et à un luxe suprême : refuser le temps.
Vaste projet ! Mais aussi occasion d’observer comment les histoires se racontent et comment la vie nous est comptée. De confronter le rythme de la musique et la marche des événements du monde, le temps du geste et celui de la pensée, les mouvements de la découverte et ceux du souvenir. Loin de toute grandiloquence, Kentridge opère avec malice, décontraction, secondé par de très solides auxiliaires : le projet de Refuse the Hour! est tissé de ses multiples rencontres, chacune s’inscrivant comme un fil dans le canevas du spectacle. De ses conversations avec le physicien et historien des sciences Peter Galison, on retrouve le vertige des trous noirs ou le souffle des horloges dans les égouts de Paris. Le compositeur Philip Miller, lui, s’amuse à revisiter la plus temporelle des mélodies – Le Spectre de la rose – qu’il décompose et recompose, flétrit et fait refleurir, tandis que, lancée avec une folle allure comme une mécanique emballée, la danseuse et chorégraphe Dada Masilo bouscule toutes les durées, les suit et les chevauche pour mieux les envoyer en l’air d’un seul battement de jambes…
D’un autoportrait de l’artiste en cafetière à un clin d’œil à Méliès en passant par une promenade sur les rives du Styx, Kentridge convoque aussi bien l’éternité du mythe que l’inexorable du métronome, juste pour le plaisir de faire et de défaire, de dire pour mieux dédire. Autant de temps perdus et retrouvés, de temps marqués ou de moments envolés, puis recomposés à nouveau dans le lointain d’un plateau de théâtre ou dans le lointain de la mémoire. Façon aussi énergique qu’élégante de nous permettre, le temps d’un spectacle, de refuser ce qu’on croyait subir.
“J’ai compris le projet quand j’ai réalisé qu’il traitait en fait du destin. Tout le monde sait que nous allons mourir ; et la résistance à cette tension qui se rapproche sans trêve est au cœur du projet. À un niveau individuel, il s’agit de résister ; non pas résister à la mort dans un espoir d’y échapper, mais tâcher d’échapper à la tension qu’elle exerce sur nous. Dans un approche colonialiste, le ‘non’ était un ‘non’ à l’ordre européen imposé à travers les fuseaux horaires. Il ne s’agissait pas d’un refus littéral, mais aussi, métaphoriquement, d’un refus d’autres formes de contrôle.”
20h30 /
20€ - 16€ - 7€